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Un destin pour deux

Affalé sur le plancher, dans la pénombre de son atelier, immobile, le regard vide, un jeune sculpteur errait dans les méandres de sa pensée. Sa vie était plongée dans une léthargie éveillée depuis qu’il s’est heurté à l’impensable, il y a de ça deux ans. Son teint de plâtre et ses yeux enfoncés ne trahissaient que trop bien son état, mais personne ne soupçonnait le brasier qui le dévorait. Son cœur battait au rythme d’un combat intérieur, dans un corps déjà mort. Contre qui ? Contre quoi ? Il ne le savait pas. En proie à des remords confus, une souffrance muette mêlée de culpabilité et d’angoisse mutilait son âme peu à peu. Ces remords, sa mémoire aurait su les expliquer s’il n’était pas amnésique.

Le jeune homme se releva soudain d’un bond, les yeux brillants d’une frénésie retrouvée. Légèrement étourdi, il s’empressa d’attraper une feuille et se jeta sur son plan de travail, plus déterminé que jamais. Cette nuit, il s’en souviendra toute sa vie. Cette nuit, la première d’une longue liste, où il avait enfin trouvé une lueur d’espoir, une raison à son existence. Cette nuit où sa plus remarquable création débuta, mais également sa plus destructrice.


Les tasses de cafés empilées sur le bureau resplendissaient aux premières lueurs du soleil. Là se trouvait un insomniaque, secoué par le rugissement de son téléphone. Agacé, il l’envoya valser hors du bureau, emportant par inadvertance quelques croquis. La seconde d’après, le silence retomba dans l’atelier. Il soupira. La journée ne faisait que commencer…

C’était chaque jour la même chose : il enfilait un sweat à capuche et traînait tant bien que mal sa carcasse jusqu’au bus, et du bus jusqu’à l’établissement, tête baissée, mains dans les poches. Les couloirs le dévisageaient et bruissaient à son passage. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les murs ont des yeux et des oreilles… voire même des bouches, pour piailler sur le dos des autres. Personne n’osait le regarder dans les yeux : on le fuyait comme la peste ou on le prenait en pitié. Il portait le drame en lui, sur son visage même. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il préférait être seul, loin des langues de vipères et de la charité hypocrite. Même son groupe d’amis n’a pas été épargné.


Il ne prêtait guère attention aux cours, et encore moins ce jour-là. Le professeur, qui avait sûrement passé une nuit aussi reposante que l’artiste, aboyait sur la classe, comme un Pitbull. Sa voix rauque faisait frémir les élèves, mais le sculpteur, lui, ne sourcillait pas. Une indifférence qui révolta d’autant plus l’enseignant. Incontrôlable, il lui hurla des atrocités. Et puis, il prononça la phrase de trop. Il se tut brusquement, choqué par son propre comportement. Un bruit sec résonna et tous se tournèrent vers le jeune homme. Debout, les poings serrés, il fixa avec mépris son bourreau. Sa capuche avait glissé et révéla une profonde entaille qui barrait sa joue gauche. Ses camarades se jetèrent des regards et quelques chuchotements se firent entendre. Il claqua sa langue sur son palais, furieusement irrité. Sans un mot, il attrapa son sac et gifla la porte en sortant. Ses pas devinrent plus légers et il traça sa route, courant à en perdre l’haleine. Il avait enfin brisé ses chaînes ; il était libre. Personne ne pourrait l’arrêter.


Dès qu’il rentra chez lui, il entreprit de rassembler tous les matériaux dont il avait besoin pour structurer la base de sa sculpture. Il retourna de fond en comble son atelier : les étagères, les tiroirs, les caisses poussiéreuses, tout était sens dessus dessous. Il lui fallait les meilleurs éléments pour réaliser son œuvre, après tout c’était le projet de sa vie. Une fois les perles dégotées, il étala ses trouvailles au sol. Un sourire assuré se dessina sur son visage : il savait quelle était la prochaine étape. Lunettes sur le nez, gants enfilés, l’artiste fit danser les tubes de métal avant de s’armer de ses outils et de les opérer. Des coupes par-ci, des mesures par-là, une vraie boucherie venait de commencer. Malgré tout, il créa de puissants liens en les soudant sur un socle. Une figure abstraite d’un corps en bâton se dressait sous ses yeux. Mais ce n’était pas suffisant. Ses croquis dans une main, son cutter dans l’autre, il défigura les mousses de polystyrène. Le sol était couvert d’une neige collante et éthérée, un véritable fléau qui pourrait rendre fou n’importe qui. Enfin, sauf lui, bien trop concentré pour s’en préoccuper. Il dégaina son pistolet et tira des balles de colles chaudes un peu partout sur la mousse. Le liquide transparent dégoulinait et s’écrasait à petites gouttes sur le plancher. Sans attendre davantage, il pressa le polystyrène sur les tubes et planta des pics en bois pour les maintenir en place. En façonnant les détails, ses yeux clignaient avec difficulté, mais il voulait absolument terminer ce qu’il avait commencé. L’armature fin prête, il se recula pour l’observer. La structure d’un corps humain s’apercevait nettement, ou du moins les parties principales : le buste, les bras, les jambes et les pieds. Une grande fierté s’empara de lui, mais il ne baissa pas sa garde pour autant. Rien n’était encore gagné. Il se résigna à dormir, jetant un dernier coup d’œil à la salle en désordre avant d’observer ses mains. Elles étaient en mauvais états, rougies par les frottements, la sueur et le sang séché. Il contracta ses poings en serrant les dents. Son objectif n’allait pas être facile à atteindre mais il était obstiné à réussir, quel qu’en soit le prix à payer.


En un rien de temps, quatre mois avaient passé et sa création arrivait à son terme. Entre les temps de séchage et la patience du modelage, les semaines s’étaient écoulées à une vitesse folle. Le tailleur d’images avait fait d’énormes progrès. Désormais, son armature était imperceptible, dissimulé derrière une épaisse couche d’argile. La sculpture était impressionnante, les vêtements qui l’habillaient étaient d’une telle précision qu’on aurait pu les confondre avec de vrais tissus. Contrairement à la statue qui resplendissait, il était, lui, dans un état des plus déplorables : ses cheveux gras et ébouriffés ressemblaient à de la paille, la sueur, les tâches et les déchirures souillaient ses vêtements, son corps et son visage étaient si creusés que les os devenaient visibles et ses yeux rouges comme le sang étaient gonflés. La puanteur et la saleté régnaient dans l’atelier, ce château de terre dans lequel il s’enfermait jour et nuit. Il ne prenait même plus la peine d’aller en cours ou chez sa psy. Il était devenu une loque, une coquille vide n’existant plus qu’à travers l’argile qu’il malaxait. Il se laissait engloutir par son obsession à en perdre la notion du temps. Il était persuadé que s’il échouait, sa vie n’aurait plus aucun sens. Alors malgré les chutes et les obstacles qui rendaient sa tâche plus difficile, il s’accrochait avec une férocité que seul lui comprenait. Chaque fois que l’argile craquait, se cassait ou n’obéissait pas à ses mains, il recommençait, encore et encore. Jusqu’à complètement s’oublier.

Penché sur son support, la tête à quelques centimètres de l’argile, il sculptait un large sourire, lentement, délicatement, malgré son impatience qui bouillonnait, prête à exploser à tout moment. Il se mordit les lèvres de frustration. Ses yeux s’agitaient, la transpiration coulait de sa tempe, ses épaules étaient crispées et ses mains dérapaient sans cesse. Il inspira un grand coup et expira en laissant tomber sa nuque en arrière. Il devait se calmer, contrôler le moindre de ses gestes. Il la voyait, là, juste là, cette lumière au bout du tunnel. C’était impossible d’abandonner maintenant, pas après tout ce chemin. Il craqua ses doigts comme pour se préparer à un combat et acheva la terre de son outil. Il allait remporter la victoire.


Le dernier coup d’ébauchoir fut donné et il pouvait enfin admirer son chef-d’œuvre. Il se redressa et, contre toute attente, il s’étira, se frotta les yeux, rangea ses outils, bref, il prenait son temps. Il devait sûrement prendre sa création pour acquis, pensant qu’il aurait tout le loisir de la contempler plus tard. Il poussa d’un coup de pied le matériel qui traînait derrière lui et fit quelques pas. Sa marche se stoppa net. Il cacha ses yeux avec ses mains et se retourna. Un temps passa. Il était tétanisé par l’appréhension, par les doutes qui l’assaillirent brusquement, jusqu’ici silencieux. Il ne comprenait pas pourquoi il réagissait de la sorte, il était impatient il y a peu et voilà que maintenant il se défilait. Ses joues reçurent deux ou trois gifles de sa part, ce qui eût l’effet d’un coup de fouet. Il ouvrit les yeux et laissa tomber ses mains. La sculpture se tenait enfin devant lui, en chair et en os. Il avait réussi. Debout, le visage rayonnant, un jeune homme lui ouvrait chaleureusement les bras, comme pour l’inviter à une étreinte. Cette vision le saisit et éveilla des sentiments nostalgiques. Le cœur au bord de l’implosion, il s’élança sur la statue et serra avec force ce corps glacé, tel un enfant apeuré que sa mère disparaisse soudain. Sur le cou terreux se déposèrent de brillantes perles, que cette tendresse fit naître des yeux du sculpteur. Il renifla avant d’étirer un sourire de ses lèvres tremblant. Sa propre chaleur se répandit sur l’argile et il crut entendre un cœur battre une fraction de seconde. Il se recula précipitamment et vit enfin le vrai visage de sa création : sa copie conforme lui faisait face, le toisant de son regard inexpressif. A cet instant précis, tout lui revint en tête. Les vacances, l’hôtel, la dispute, la vitre, le crissement du verre qui éclate, les cris, la peur, les pleurs, la distance, l’impuissance, le corps qui tombe à la renverse… Le corps de qui ? Sa tête bourdonna de souvenirs oubliés, les flashs de couleurs se succédèrent, les visages se mélangèrent, plus rien n’eût de sens. Il se vit jouer au ballon avec un petit garçon, puis d’un coup il se vit rire aux éclats sous un ciel étoilé et, le flash d’après, un groupe de jeunes personnes se percutant dans des auto-tamponneuses. Ce visage flou apparaissait dans n’importe quel souvenir, toujours près de lui où qu’il était. Il essayait de se remémorer, mais c’était le vide total. C’était une personne très importante à ses yeux, peut-être même la plus importante de toutes. Mais qui c’était ? Qui c’était ?? Il leva la tête, et c’est là qu’il comprit. Tout était clair désormais.


La statue n’était plus qu’une simple silhouette inanimée, elle se mouvait à travers la mémoire de son créateur. Il voyait de nouveau son jumeau vivant, son regard plongé dans le sien, son sourire s’étirant davantage qu’il ne l’avait sculpté, ses bras s’élargissant encore plus. Horrifié, il repoussa avec violence cet être si cher à ses yeux. Il n’était plus que pour lui un affreux miroir de son existence. La sculpture basculât en arrière, et comme ce fameux jour, la terreur déforma ses traits et il tendit les bras. Ses mains frôlèrent l’argile avant qu’elle ne se fracasse sur le sol dans un vacarme épouvantable. Il avait échoué. Il resta les bras en l’air, paralysé par le choc. Il avait foiré. Encore. Tout était de sa faute. C’était un moins que rien, une erreur de la nature, un monstre qui ne méritait pas de vivre, un meurtrier qui a tué son propre frère, son jumeau, le reflet de son existence. Voilà les pensées qui fracassaient son crâne, perforaient sa chair, asphyxiait son air. La colère, les regrets, l’angoisse, la douleur et le chagrin s’entremêlaient en une gigantesque boule qui se formait dans son ventre et remontait jusqu’à sa gorge. Et puis, elle explosa. Ses jambes ne répondirent plus et il s’écroula au sol. Il grinça des dents et poussa un hurlement à sans casser les cordes vocales. Les larmes inondaient le plancher et se mélangeaient au sang qui coulait de ses cuisses. L’air lui manqua, il toussa et cracha entre ses sanglots. Comme les morceaux d’argiles enfoncés à présent dans sa peau, quelque chose venait de se briser en lui. Son cœur ? Son âme ? Ses os ? Quelle importance ? De la coquille vide qu’il était, il ne restait que les débris éparpillés dans son atelier. Il était arrivé à un point de non-retour.


Un peu plus tard, tôt le matin, on retrouva son corps désarticulé à l’entrée de l’hôtel, une seconde fois. La police inspectait le cadavre tandis que les journalistes déversaient leurs questions sur le gérant de la résidence. C’était un nouveau patron mais il a fait la même tête que l’ancien. Il est devenu blanc comme un linge et a balbutié des paroles incompréhensibles avant de se faire emmener par la police pour un interrogatoire, les grosses caméras braquées sur lui. La famille n’était pas encore au courant de la nouvelle tragédie qui s’abattait sur eux, ils allaient l’apprendre à la télé, avant de partir travailler, devant des milliers de téléspectateurs. Les médias, qui font évidemment tout pour respecter le caractère privé de ce genre d’affaire, s’étaient emparés du « drame des jumeaux », comme un mythe horrifique qu’on raconterait à des gamins le soir d’Halloween. C’était scandaleux. Les conclusions ont été brèves. Suicide. C’est tout. Le reste n’était que des théories. Personne ne savait véritablement ce qu’il s’était passé, sauf une personne : la victime elle-même.


Après s’être calmé, le jeune sculpteur se releva péniblement, enfila une veste et monta dans sa voiture. La route était un peu longue, mais il s’en fichait. Il devait être 4h du matin quand il arriva devant l’hôtel. Il se présenta à l’accueil, ouverte 24h/24. Il demanda une chambre en particulier, la chambre 112. Il se souvenait maintenant, mais c’était encore un peu vague, il fallait qu’il aille voir, qu’il s’en souvienne parfaitement. Clé dans la main, il longea les couloirs tapissés d’un papier peint aussi rouge que le sang, à la recherche de ses appartements. La vue de cette couleur lui arracha un hoquet d’effroi, qu’il réprima aussitôt. Le regard fixé sur le numéro de sa porte, il se décida à insérer la clé dans le capteur, mais dût réessayer plusieurs fois tellement il était nerveux. En passant la porte, un sentiment familier l’envahit. Il parcourut les pièces une à une, effleurant les motifs de la tapisserie, la douce literie immaculée, le moelleux sofa et enfin, la vitre. Le personnel l’avait changée, mais il était certain que c’était à cet emplacement précis que l’accident s’est produit. Sa courte visite débloqua sa mémoire, les souvenirs revinrent à flot. Il se souvenait de l’excitation de son jumeau au vu des vacances au soleil qui s’annonçaient. Il se souvenait que lui, au contraire, vivait une passe difficile et qu’il n’avait aucune envie de s’amuser. Ce jour-là, une semaine après leur installation, son frère débarqua en trombe dans l’appartement, en grommelant. Il se planta en face de lui et lui reprocha d’être incapable de passer du temps avec sa famille, affalé sur le sofa à rien foutre depuis le début alors qu’ils essayaient de profiter d’un bon moment tous ensemble. C’est lorsqu’il lui dit qu’il gâchait la vie de leurs parents que tout dégénéra. Le jeune homme se leva et lui cria qu’il avait besoin d’espace, qu’il souffrait mais que personne ne s’en rendait compte, même pas son jumeau. Alors qu’il s’apprêtait à partir, son frère lui agrippa le bras. Furieux, il le repoussa contre la vitre. Son jumeau la traversa à la seconde où son dos percuta violemment le verre. Tout se passa rapidement. Ses yeux s’élargirent et il tendit les bras vers lui dans un mouvement de panique. Mais il manqua sa main et leurs yeux se croisèrent un court instant. Il comprit alors que tout était fini. Un mélange d’incompréhension, de peur, de colère, de désespoir, de tristesse et de tendresse se lisait dans les pupilles de son double. Incapable de produire le moindre son, de faire le moindre mouvement, il vit le corps de son second prendre de la distance et se rapprocher dangereusement du sol. Les cris de ses parents, le vacarme des ambulances, des policiers, des gens, la vue de son corps disloqué, noyé dans une flaque de sang, c’était de trop. Son cerveau cessa de fonctionner. Il ne pleurait pas, il ne criait pas. Il se sentait juste vide. Autour de lui, tout lui paraissait flou. À cause du choc, son cerveau a effacé volontairement sa mémoire pour qu’il puisse survivre à ce traumatisme. Les souvenirs s’évanouirent, le laissant seul dans cette même pièce. Il glissa les doigts sur sa cicatrice. Les pièces du puzzle s’étaient rassemblées. Il trouva la force de prendre son téléphone et appela sa mère. Répondeur. Son cœur reçu un coup de poignard. Il se rendit compte à quel point ça faisait mal d’avoir besoin de sa famille, mais qu’elle n’était pas là. Tout comme lui, il y a deux ans. Il se mit à rire. Quelle ironie. Il s’excusa platement auprès de sa mère et raccrocha. Plus aucune émotion n’était lisible sur son visage. Il ressemblait trait pour trait à une statue, vide de sentiments et de chaleur. Il prit soudain de l’élan et se rua vers les ténèbres. Un fracas, puis le silence. Il avait désormais rejoint son meilleur ami, son frère, son alter égo, son jumeau. Éclats de rire, éclats de verre, ils sont restés ensemble jusqu’à la fin, liés par le sang, lié par le sort…



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